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Abou Bakr al-Baghdadi, le "Gengis Khan" de la Mésopotamie ?

Abou Bakr al-Baghdadi, le "Gengis Khan" de la Mésopotamie ?

Le 10 septembre dernier, l'alliance kurdo-arabe des Forces démocratiques syriennes, soutenue par la coalition internationale menée par les Etats-Unis, lançait l'assaut contre le dernier bastion en Syrie du groupe Etat islamique. Cible n° 1 de l'offensive : Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de Daech, l'homme le plus recherché du monde. Maintes fois déclaré mort, il a redonné signe de vie, le 22 août dernier, dans un message audio diffusé sur Telegram, dans lequel il appelait ses partisans à poursuivre le djihad. Selon les spécialistes, Al-Baghdadi se cacherait dans la région de Badiat al-Sham, se déplaçant entre les villes d'Al-Baal, dans le nord-ouest de l'Irak, et de Hajin, en Syrie. 

Dans son livre Baghdadi. Calife de la terreur, à paraître chez Stock le 3 octobre prochain, Sofia Amara dresse le portrait terrifiant du fondateur et chef de l'Etat islamique, coupable de tortures, de massacres et de génocide notamment contre la minorité yézidie. A partir notamment de rencontres sur le terrain d'anciens djihadistes de Daech, de témoignages de membres des forces spéciales de l'armée irakienne et d'une compilation de textes de journalistes et de spécialistes, la journaliste éclaire la genèse d'un monstre engendré par les guerres atroces qui ravagent l'Irak et la Syrie depuis presque trois décennies. 

[Ibrahim al-Badri est né à Samarra, à une centaine de kilomètres au nord de Bagdad,en Irak, le 28 juillet 1971, dans une famille pauvre de la minorité sunnite, à laquelle appartenait Saddam Hussein.] 

[...] Son baccalauréat en poche, Ibrahim al-Badri - qui prendra plus tard le nom de guerre d'"Abou Bakr al-Baghdadi" ['le Bagdadien"] - s'installe avec ses parents à Tobji, quartier sunnite défavorisé du nord-ouest de Bagdad. Ses résultats scolaires se sont avérés décevants, réduisant sévèrement les choix universitaires du bachelier qui a déjà 20 ans. "Ibrahim voulait devenir avocat", se souvient Omar, qui a usé ses fonds de culotte sur les bancs de l'école que fréquentait le futur calife à Samarra, avant de s'installer, comme lui, dans le quartier de Tobji, où il réside encore aujourd'hui. "Il était excellent dans certaines matières, mais trop moyen dans d'autres", précise Omar, qui, pendant plusieurs années, se retrouve dans la même classe qu'un des [trois] frères d'Ibrahim. Sur le relevé des notes de baccalauréat du futur terroriste, obtenu auprès de la "cellule des Faucons", unité d'élite du renseignement irakien, on apprend, par exemple, qu'Ibrahim a obtenu 98 sur 100 en mathématiques, mais seulement 57 sur 100 en anglais. Sa moyenne générale, de 80 sur 100, est largement insuffisante pour accéder aux facultés prisées, comme celles de médecine, d'ingénierie ou de droit, qui rejettent sa candidature. [...] 

[Ibrahim al-Badri] renonce donc à devenir avocat et envisage de faire carrière dans l'armée, comme son frère [...] Shamsi. Mais il est recalé, pour cause de myopie. S'il avait eu de bons yeux, Ibrahim serait-il malgré tout devenu le monstre qui allait cautionner, deux décennies plus tard, le massacre, par ses hordes djihadistes, de milliers de soldats et de policiers irakiens, lors de la création de son califat, en 2014, sous prétexte que ces derniers servaient le gouvernement "impie" de Bagdad ? Nul ne peut affirmer catégoriquement que cela n'aurait rien changé à son parcours. Mais avoir fait partie de l'armée de Saddam Hussein n'empêchera pas nombre de ses officiers de rejoindre, après la chute du régime baasiste, en 2003, les rangs de l'organisation terroriste, ou des groupes djihadistes dont elle est issue. 

Le jeune Ibrahim s'inscrit finalement [au seul cursus] de l'université de Bagdad qui l'accepte : [celui des études coraniques]. Un lot de consolation pour bacheliers avides de s'armer d'un diplôme universitaire, quel qu'il soit, malgré des résultats médiocres ; une voie de garage qui attire pourtant aussi de nombreux jeunes issus des milieux conservateurs. Vivier de professeurs ou de théologiens éclairés, la faculté constitue également un sas pour djihadistes en puissance, en quête de caution académique, avant de pouvoir passer à l'action. Ibrahim y côtoiera de futurs membres des groupes armés qui verront le jour quelques années plus tard, pour combattre l'occupation américaine. Ses projets de carrière contrariés n'affectent pas Ibrahim, qui prouvera, tout au long de son parcours, sa capacité à rebondir. Et à mener de front plusieurs combats. 

Le futur calife s'investit ainsi pleinement dans ses études tout en travaillant, après les cours, comme gardien de la mosquée Hajji Zaïdan, voisine du domicile où il réside avec sa famille. Certaines sources avancent qu'Ibrahim s'est installé à Bagdad sans ses parents, et que la mosquée Hajji Zaïdan a mis à sa disposition une pièce qu'il occupait [gratuitement], geste en contrepartie duquel il servait le lieu de culte. [...] 

[...] L'ancien gamin de Samarra vibre de tout son être en appelant, de sa voix désormais masculine, les fidèles de Tobji à la prière, qu'il mène avec aisance. Une aisance qu'il ne cessera de travailler, pendant ses années de faculté. Tout comme il s'efforcera, sans relâche, d'améliorer ses capacités oratoires.

Un voisin d'Ibrahim, cité par [le politologue syrien] Sami Moubayed dans Under the Black Flag, se souvient que le futur calife s'entraînait alors à parler en public devant un miroir, "se lançant souvent et subitement dans des monologues très animés". Ibrahim pense-t-il devoir maîtriser l'art de la rhétorique à d'autres fins que la direction des prêches du vendredi qu'il espère se voir confier ? Ses camarades de l'époque en doutent. Mais, malgré sa discrétion et sa courtoisie, saluée par ceux qui le côtoient alors, le futur calife affectionne indéniablement les rôles de chef. 

Comme à Samarra, fidèle à sa passion du ballon rond et son penchant pour le leadership, il crée une équipe de football rassemblant les fidèles de la mosquée Hajji Zaïdan et s'impose comme capitaine. Et c'est définitivement sur un terrain que l'étudiant effacé et falot de la faculté [d'études coraniques] parvient à briller et à susciter l'admiration de son entourage... "Il était très doué, affirme Omar, son camarade d'école de Samarra [...]. Je jouais dans l'équipe adverse et, souvent, je priais pour qu'Ibrahim se casse une jambe afin que nous puissions les battre. Et lui, d'ordinaire si courtois, piquait une véritable crise quand il ratait un but facile." Dans le quartier, Ibrahim est désormais surnommé "Maradona" [...]. 

se remémorent les anecdotes de jeunesse et les épisodes plus sombres qui ont jalonné leur amitié avec celui qui est désormais l'ennemi public n° 1 : les parties de foot, les baignades dans le Tigre, les excursions du week-end en province. Mais aussi la guerre contre l'Iran et l'opération "Tempête du désert", lancée contre l'Irak en janvier 1991 par une coalition internationale sous commandement américain, pour libérer le Koweït envahi par l'armée de Saddam Hussein à l'été 1990.  [ses connaissances de l'époque] Autour d'un verre de thé,

Omar [...] affirme qu'Ibrahim était "quelqu'un de gentil, de sympathique" à cette époque ; un jeune homme agréable, un bon vivant. Mais, progressivement, le Maradona de Tobji se radicalise, et Omar assiste, impuissant, à la "métamorphose" de son ami d'enfance. 

"Il s'est replié sur lui-même et est devenu colérique. Il a abandonné le foot, les jeux, la belle vie, pour s'orienter vers la mauvaise voie. Il voulait que tout le monde rentre dans le rang, énumérant pour nous tous les interdits. Pour lui, la vie n'était que souffrance et tout était péché. Il nous compliquait l'existence." [...] 

[...] Les dates de l'incarcération d'Ibrahim à Abou Ghraib [prison de l'armée américaine où tortures et humiliations ont été condamnées par la justice des Etats-Unis] dévoilées jusqu'ici par l'armée américaine et d'autres sources sont contradictoires et, par ailleurs, parfois également démenties par les témoignages de détenus ayant côtoyé le futur calife à Camp Bucca. Mais un fait est acquis : c'est depuis Bucca qu'Ibrahim retrouve la liberté. En décembre 2004. Après son enfermement à Abou Ghraib. 

Pour accroître ses chances d'être relâché rapidement, le matricule 157911 se fait discret et adopte même l'attitude du prisonnier modèle. Quand il n'exerce pas ses talents de footballeur avec ses codétenus, sous le regard étonné des gardiens, le "Maradona de Bucca" fait l'arbitre entre les prisonniers, dès qu'une querelle éclate. 

[Le Guardian a recueilli, en 2014, le témoignage d'un de ses codétenus de l'époque, Abou Ahmad, devenu ensuite un des hauts cadres de l'Etat islamique puis de faire défection.]  

Pour ce futur lieutenant du calife, jouer les médiateurs et se faire respecter des soldats américains, cela "faisait partie du numéro" d'Ibrahim. "Dans le même temps, explique Abou Ahmad, Ibrahim menait une nouvelle stratégie, qui se mettait en place sous leur nez : construire l'Etat islamique." Et à Bucca, le terreau est favorable. 

Dans le cadre de notre enquête, nous avons retrouvé, à Washington, une psychiatre spécialiste du djihadisme, qui a travaillé à Camp Bucca. Embauchée en 2006 par l'armée des Etats-Unis, Anne Speckhard est chargée, l'année suivante, de mettre en place un programme de déradicalisation dans la prison, le commandement américain sentant qu'un monstre grandit dans les entrailles du camp. 

Quand elle arrive dans le Sud irakien pour entamer sa mission, Anne Speckhard est consternée par l'organisation du pénitencier. "Certains parmi les éléments les plus fanatiques, explique-t-elle, étaient mélangés avec des détenus qui avaient juste été pris dans des rafles. Et [les militaires américains] avaient des preuves de leur implication" dans l'enrôlement des prisonniers. "Sur les images des caméras de surveillance, on voyait ces extrémistes apprendre aux autres détenus à fabriquer des bombes en dessinant dans le sable", au milieu du camp. Des manifestes djihadistes circulent aussi, librement, sous les yeux des Américains qui ne saisissent même pas la nature des documents. [...] 

[...] Malgré la décision d'[isoler] les détenus les plus dangereux, des membres d'Al-Qaeda principalement, dans des baraques séparées, "des émirs parvenaient toujours à se cacher au milieu de la population carcérale, poursuit Anne Speckhard. La nuit, ces éléments extrémistes tenaient des tribunaux islamiques, et les prisonniers qui servaient d'informateurs aux geôliers avaient les bras cassés." Bucca est une véritable "école du djihad". La meilleure d'Irak, de l'avis même des autorités irakiennes, totalement dépassées ; des Américains, embourbés dans une guerre sans fin ; et de ses anciens détenus, qui se remémorent, aujourd'hui encore, "l'école de Bucca", avec tendresse. 

Un [ex-djihadiste] surnommé Abou Omar [dont le témoignage a été recueilli par le site Al-Monitor en 2015], qui [s'est lié] d'amitié avec Ibrahim à Bucca après avoir été incarcéré pour adhésion au groupe d'Abou Moussal al-Zarkaoui [leader d'Al-Qaeda en Irak, mort en 2006], estime que le camp était la plus sûre et la plus performante des écoles. La plus propice à l'étude aussi. Lui qui [y] passera trois ans [...] explique : "Camp Bucca a été un immense service rendu par les Etats-Unis aux moudjahidine. Ils nous ont fourni une atmosphère sécurisée, un lit, à manger ; et nous ont aussi permis l'accès à la lecture ; nous offrant une belle occasion de nourrir notre connaissance d'idéologie djihadiste." Abou Omar, qui rejoindra les rangs de l'Etat islamique, avant de faire défection, poursuit : "Cela se faisait sous l'oeil vigilant des soldats américains. Les nouvelles recrues étaient préparées de manière à être, au moment de leur libération, des bombes à retardement prêtes à exploser." 

Bucca, école et base arrière de l'insurrection, sous haute protection. "Nous n'aurions jamais pu tous nous réunir ainsi, à Bagdad ou n'importe où ailleurs, souligne Abou Ahmad [l'ex-djihadiste interviewé par le Guardian]. Cela aurait été impossible tant c'était dangereux. Là-bas, nous étions non seulement en sécurité, mais aussi à quelques centaines de mètres à peine de toute la direction d'Al-Qaeda. En prison, les émirs se réunissaient tous régulièrement. Nous sommes devenus très proches de ceux avec qui nous étions incarcérés. Nous avions tout le temps de nous asseoir et de faire des plans. C'était l'environnement idéal." 

Ali Khedery, conseiller spécial [de 2003 à 2009] des ambassadeurs américains à Bagdad durant la guerre, confirmera que même le commandement de l'armée américaine en Irak savait que les prisons sous son administration "étaient utilisées pour planifier, organiser, désigner des chefs, et lancer des opérations". 

Mais Bucca n'est pas seulement une "académie du djihad", une rampe de lancement pour terroristes avides d'en découdre avec les Américains et leurs auxiliaires irakiens. Il sera l'incubateur de l'Etat islamique. 

Le lieu de rencontre de deux terreurs, dans des conditions de détention créant des liens plus forts que ceux du sang. Dans l'enfer d'Abou Ghraib, ou à "l'académie" de Bucca, l'Irak post-Saddam est perçu comme une tragédie par les sunnites extrémistes qui, même derrière les barreaux, reçoivent les nouvelles de l'extérieur. L'occupation promet de s'éterniser et le pouvoir irakien à dominante chiite qui s'apprête à se mettre en place "porté par les chars américains" est déjà soupçonné d'être peu disposé à intégrer raisonnablement la minorité sunnite, désormais orpheline, aux rouages de l'Etat irakien en reconstruction. 

De même, l'éviction des cadres du Baas [le parti de Saddam Hussein] et le démantèlement de la police et de l'armée irakiennes par l'administration américaine sont vécus comme une humiliante injustice par les baasistes vaincus. 

A Bucca, les ex-serviteurs du raïs "signent", plus promptement encore que les djihadistes, l'acte de naissance du monstre, promettant de mettre au service du règne à venir leur savoir-faire militaire, sécuritaire et policier. La dictature de Saddam Hussein qu'ils ont servie avec efficacité fut longtemps un solide rempart contre l'extrémisme religieux. Elle sera désormais un mode d'emploi, puis un modèle parfait de tyrannie ; à la fois pour ceux souhaitant, tout en chassant l'occupant, venger l'ancien régime, et pour ceux désirant le remplacer par une dictature islamique, dont les fondements sont inculqués en prison même. 

Pour Abou Ahmad [ex-codétenu d'Ibrahim al-Badri et ancien haut cadre de Daech, interviewé par le Guardian], "s'il n'y avait pas eu de prison américaine en Irak, l'Etat islamique ne serait pas né. Bucca était une usine. Il nous a tous façonnés. Il a construit notre idéologie". [...] 

Selon Abou Ahmad, pour Ibrahim et les autres leaders djihadistes du camp, Bucca a même été une excellente formation pour futurs cadres de l'Etat islamique. "Pour nous, c'était une école, affirme-t-il. Mais pour eux [les hauts responsables], c'était une fac de gestion. [Plus tard, quand un émir était tué], ça ne provoquait jamais de vacance, tant il y avait de personnes formées en prison." 

Les uns après les autres, les "diplômés de l'académie" retrouvent la liberté. Avant de quitter le camp, ils inscrivent, sur les élastiques de leurs caleçons, les adresses et numéros de téléphone qui leur permettront de se retrouver ou d'entrer en contact avec l'insurrection. "Une fois libres [grâce aux précieuses informations cachées dans les caleçons], on s'appelait et on se mettait au travail", explique Abou Ahmad [toujours dans le Guardian], précisant que cette "technique de l'élastique" était adoptée par nombre de détenus. "C'était vraiment aussi simple que ça, conclut [l'ex-]djihadiste en souriant. Des caleçons nous ont aidés à gagner la guerre !" [...] 

[En 2011, une partie du peuple syrien se révolte contre son dirigeant, Bachar el-Assad. Plusieurs mouvements laïques et religieux concurrents prennent les armes pour renverser le dictateur. L'émir Ibrahim, en perte de vitesse en Irak, rejoint les factions djihadistes pour les associer avec le groupe qu'il y a créé. Il s'installe dans la ville syrienne de Raqqa afin d'y diriger son mouvement.] 

[...] Pacifiquement, les Syriens se sont dressés contre une des dictatures les plus brutales du monde arabe dont on annonce le printemps : celle des Assad. 

Le "Dr Bachar" a hérité de la présidence et du pouvoir absolu de son père, Hafez, en juillet 2000 ; et lorsque les premières manifestations éclatent, le 15 mars 2011, la répression est implacable. A l'image du règne des Assad, dont la brutalité s'est abattue sur le pays quarante ans auparavant. 

La population résiste et des centaines de soldats font défection ; rejoignant le mouvement de contestation, le plus souvent avec leur seule arme de service, pour protéger les manifestants ou ne pas avoir à les abattre, en restant dans l'armée régulière chargée de tirer sur les protestataires, dont la révolte embrase bientôt tout le pays. [...] 

Une aubaine [...] pour l'émir Ibrahim, qui y voit l'opportunité d'élargir son champ d'action. La Syrie constituerait une base arrière idéale, pour conquérir enfin l'espace vital du califat en Irak, où l'Etat islamique en Irak [EII] est en perte de vitesse. Prendre pied dans un [deuxième] pays dopera son organisation moribonde, et lui permettra peut-être même d'instaurer un Etat transnational. [...] 

Quelques mois après le début de la révolte, Al-Baghdadi envoie un de ses hommes en Syrie, Abou Mohammed al-Joulani, afin d'y établir une branche [...] de l'EII. La djihadisation de la révolution syrienne est dès lors en marche, dans l'ombre d'un mouvement pacifique qui en sera la première cible. Et la première victime. [...] 

Dès mai 2011, soit deux mois après le début de la révolte, Bachar el-Assad fait libérer des centaines d'islamistes de la redoutable prison militaire de Sednaya, située à 30 kilomètres au nord de Damas. Un enfer carcéral où s'entassent alors, aux côtés de prisonniers d'opinion, quelque 1 100 djihadistes, dont de nombreux vétérans de la guerre d'Irak. Parmi les détenus libérés par Damas, des chefs salafistes, qui allaient bientôt diriger les plus redoutables factions armées syriennes. Sont également relâchés de Sednaya les compagnons d'armes d'Al-Joulani, l'émissaire d'Al-Baghdadi en Syrie. Ils le rejoignent aussitôt, dans les rangs du Front Al-Nosra. Certains deviendront des chefs de Daech, sous la direction de l'émir Ibrahim. [...] 

[...] A Sednaya, les prisonniers djihadistes font la loi. Une jungle savamment entretenue, et strictement contrôlée par le machiavélique système assadien. Car c'est le gotha du djihad international qui est rassemblé là, par le régime syrien : des vétérans de l'Irak, mais aussi de l'Afghanistan ; des djihadistes de la région, mais également du Golfe et du Maghreb ; qui se promènent, dans la prison, en tenue afghane, munis d'armes blanches. 

[Sofia Amara a recueilli le témoignage de Maher Esber, un opposant à Bachar el-Assad qui a passé six ans à Sednaya.] 

"Au total, durant mon incarcération, les islamistes ont assassiné une soixantaine de personnes, dont huit sous mes yeux, morts décapités ou tués à coups d'épée, de hachoir ou de barre de fer. Le régime savait ce qui se passait [dans ce bagne], mais, pour lui, c'était une sorte de laboratoire. Comme s'il voulait tester, au niveau de cette prison, ce qu'il pouvait faire en Syrie, et ce qu'il avait déjà réussi au Liban et ailleurs [...]. Le pouvoir avait fait du territoire syrien une rampe de lancement [du] djihad en Irak, où il a envoyé ces djihadistes. Il allait les relâcher sur son propre territoire, afin de discréditer la rébellion et diviser ses rangs. Un jeu du quitte ou double, comportant des risques que Damas a toujours su prendre. [...] La libération de ces éléments a été pour le régime un pari hautement risqué, reconnaît Maher, mais il l'a pris car il savait que cela n'aurait pas d'impact sur les premiers cercles du pouvoir, et que cela le servirait, politiquement." [...] 

[...] Le traitement qu'y faisaient subir les prisonniers djihadistes à leurs codétenus laïques ne différait pas de beaucoup de celui qui attendait les citoyens syriens ou irakiens du califat en gestation d'Al-Baghdadi. D'ailleurs, affirme Maher, "un califat avait déjà été proclamé dans notre prison, par un terroriste condamné à mort mais relâché, lui aussi, par le régime". [...] 

A Sednaya, les groupuscules djihadistes étaient déjà formés, explique Maher. Il ne leur restait plus qu'à s'armer, une fois libres. "Le groupe de détenus le plus dangereux, le plus extrémiste, le plus terroriste, c'est celui qui a créé Daech. Et il a été le premier à être relâché par le régime syrien. Avant tous les autres ! Les plus connus de ce groupe [sont devenu émir de Daech en Syrie et chef militaire de l'organisation à Raqqa]. Et ce dernier était aussi avec nous à Sednaya. Il est sorti avant tout le monde." Du bagne de Bachar aux mains d'Al-Baghdadi : le relais était passé. [...] 

[En 2014, Al-Baghdadi prend la ville de Mossoul et s'autoproclame "calife" de l'Etat islamique en Irak et au Levant (Daech), un proto-Etat qui s'étend sur une partie de la Syrie et de l'Irak.] 

[...] Bordée de champs pétroliers et située à 450 kilomètres à l'est de [...] Raqqa, [la ville irakienne de] Mossoul grouillait de cellules dormantes. D'anciens baasistes ainsi que des membres de tribus et de factions armées. [...] 

Un regroupement hétéroclite, mais uni contre le pouvoir chiite sectaire de Bagdad, accusé d'être inféodé à l'Iran. C'est sur cette alliance qu'a compté Al-Baghdadi pour prendre Mossoul, n'envoyant que 1 500 djihadistes pour conquérir une ville officiellement tenue par 80 000 militaires et policiers irakiens. 

La mission sera accomplie, en moins de quatre jours, à l'issue d'une brève bataille qui ne causera quasiment aucune perte dans les rangs de Daech. Al-Baghdadi la baptisera "revanche de Bilaoui", son chef militaire et ancien ami de Bucca, tombé quelques heures avant l'assaut contre Mossoul. Cet artisan du blitzkrieg de Daech est lui aussi aussitôt remplacé par [Abou Mouslim al-Turkmani, un ancien du renseignement irakien sous Saddam Hussein, tué en 2015,] un ex-officier baasiste qu'Ibrahim fréquenta à Bucca dix ans plus tôt. Un vétéran de toutes les guerres de Saddam en qui le futur calife a entièrement confiance. Le terrain lui donnera raison. [...] 

[...] A son nouveau chef d'état-major Al-Baghdadi donne l'ordre d'avancer vers la région autonome du Kurdistan irakien, et de marcher sur la capitale, pour faire tomber le régime. A Bagdad et dans les capitales occidentales, les voyants sont au rouge. L'Irak semble au bord de l'implosion. Comme à Mossoul, où policiers et soldats ont abandonné armes et uniformes avant de fuir, suivis par un demi-million de civils ; le reste de la province de Ninive, voisine de la Syrie, tombe quasiment sans coup férir. 

A bord de 4 x 4 rutilants, munis de liasses de billets, de lance-roquettes et d'armes antiaériennes, les hordes en cagoules noires d'Al-Baghdadi s'emparent aussi de larges pans de territoires dans les provinces voisines de Kirkouk et Salaheddine, exécutant sauvagement sur leur passage des centaines de militaires chiites... 

L'émir Ibrahim est aussi un fanatique de la propagande, domaine dans lequel il avait excellé en Syrie, pour le compte d'Al-Qaeda et qui, dans son lexique, prend le nom de "communication". Ses cellules de com' inonderont le Web de vidéos de ces massacres, images d'horreur qui précéderont les djihadistes dans leur avancée. Une véritable arme de siège. 

Dans cette razzia, voulue digne des conquêtes islamiques du VIIe siècle, Al-Baghdadi a tout permis, se basant principalement sur les seules sources valables à ses yeux : l'Histoire, la vie de Mahomet et des califes ainsi que les textes de l'islam. "Les fatwas émises par Al-Baghdadi et ses émirs pour justifier les crimes commis lors de l'offensive éclair de Daech ont été condamnées par les écoles les plus radicales de l'islam", me rappelle [...] Hicham al-Hachemi [spécialiste irakien des mouvement djihadistes]. 

Néanmoins, le "Gengis Khan de la Mésopotamie" donne carte blanche à ses lieutenants, pour une orgie de violence, de crimes et d'abus, rarement égalée : massacres filmés de chiites, exécutions massives de Yézidis, déportation des chrétiens, confiscation des biens des "mécréants", prises de butins dont des femmes issues des minorités, violées ou vendues sur des marchés aux esclaves ; embrigadement d'enfants pour en faire des soldats, des kamikazes ou des bourreaux, assassinats d'homosexuels, décapitations publiques des "ennemis" de Daech, saccage des églises et des musées ; au nom de la lutte contre "l'idolâtrie"... La liste est interminable. 

Le pillage des stocks de l'armée irakienne, à Mossoul notamment, procurera aux djihadistes un arsenal d'armes de fabrication internationale, qui leur servira à conquérir d'autres régions du pays. 

Leur casse de la Banque centrale de Mossoul fera d'Al-Baghdadi le chef terroriste le plus riche du monde. Un jackpot de 430 millions de dollars, s'ajoutant aux revenus colossaux générés par les trafics de pétrole, d'antiquités et d'êtres humains auxquels s'adonne l'organisation, en plus de la confiscation de biens, et de l'imposition de "taxes" aux populations vivant sous son joug. 

En 2015, Daech revendiquera une fortune de 2 milliards de dollars. [...] 

[En 2017, la coalition internationale menée par les Etats-Unis lance une offensive contre Daech, Mossoul, en Irak, tombe le 10 juillet, et Raqqa, en Syrie, le 17 octobre. Depuis, Al-Baghdadi a disparu des radars.] 

[Depuis 2014 et son autoproclamation à la tête du califat,] Al-Baghdadi a vécu terré. C'est le plus souvent à distance qu'il a dirigé ses troupes, recevant ses lieutenants "à domicile", parfois en tenue de maison, entouré de sa famille et d'esclaves sexuelles, qu'il battait quand il ne les violait pas, avec l'assistance de son entourage. 

Lorsque l'armée irakienne a lancé sa vaste offensive, en octobre 2016, pour libérer Mossoul, "capitale" de son califat autoproclamé, Ibrahim a exhorté ses hommes à se battre jusqu'à la mort ; préférant, lui, se mettre à l'abri, dans la vaste zone désertique à cheval entre la Syrie et l'Irak, servant de base de repli aux cadres de l'Etat islamique. Daech aurait sacrifié 17 de ses combattants dans des opérations kamikazes à la voiture piégée, pour ouvrir une brèche dans le siège de Mossoul, et exfiltrer Al-Baghdadi. [...] 

[...] La bataille pour libérer la ville bat son plein quand je rencontre, au début de l'année 2017, le général Fadel Barouari, un des commandants de [l']unité d'élite de l'armée irakienne. 

Un Kurde au caractère bien trempé ; sec, fougueux et toujours prêt à éclater de rire, même au front. Le général Barwari me confie alors avoir réussi à "recruter un des plus proches lieutenants d'Al-Baghdadi, un djihadiste kurde que [le calife] apprécie tant qu'il lui a donné la main de sa fille". 

Une confidence qui me confirme la véracité du témoignage de Roza [une petite fille yézidie, ex-otage d'Al-Baghdadi], à propos de Mansour, le garde personnel [du calife]. "Nous savons qu'[il] se cache du côté d'Al-Baal [ville à l'ouest de Mossoul, près de la frontière syrienne], m'affirme alors Fadel Barouari [...]. Il se terre dans une zone sunnite qui lui est acquise, avec 500 combattants. La nature désertique de la région leur permet de voir venir le danger de loin. L'homme n'a pas envie de mourir. Il vit sous terre, change fréquemment de cache, n'utilise pas de moyens de communication modernes et a peut-être même changé d'aspect physique." 

Malgré les informations récoltées par les forces irakiennes, le "fantôme" restera insaisissable. Depuis la [déroute de l'EI], et même avant, sa mort a été annoncée à maintes reprises, sans qu'aucune authentification ne vienne confirmer la disparition de l'homme le plus recherché de la planète. A Bagdad, on affirme qu'il est encore en vie. Et les experts rappellent que l'Etat islamique, adepte convaincu du "martyre", n'a jamais caché la mort de ses hauts dirigeants. 

Abou Bakr al-Baghdadi, le "Gengis Khan" de la Mésopotamie ?

En réalité, la traque du terroriste qui vaut 25 millions de dollars commence dès après son [autoproclamation] à la tête du califat, en 2014. Recherché mort ou vif par les Américains, les Britanniques, les Russes, l'armée irakienne et les forces kurdes, Al-Baghdadi passera toujours entre les mailles du filet et réchappera, parfois miraculeusement, aux frappes de la coalition. En mars 2015, il est sérieusement atteint à la colonne vertébrale dans un raid américain qui tue trois de ses hommes, selon des révélations du quotidien le Guardian. [...] 

[...] Mais, depuis mai 2016, il a été localisé à trois reprises au moins, en divers endroits, précise le quotidien britannique. Malgré la surveillance satellite américaine et la multitude de services de renseignement et d'espions à l'affût du moindre signe de lui, il reste [...] insaisissable. 

Le 3 novembre 2016, alors que les forces irakiennes pénètrent dans Mossoul pour libérer la ville, Al-Baghdadi s'empare d'un talkie-walkie pour ordonner à ses troupes de tenir leurs positions. Ses gardes se précipitent pour lui prendre l'appareil. Le calife, qui se trouve alors dans un village à l'ouest de Mossoul, vient de se mettre en danger. Il n'a communiqué avec ses hommes que quarante-cinq secondes, mais cela a suffi aux agents basés dans une station d'écoute, plus au nord, de reconnaître sa voix. Mais Al-Baghdadi est emmené en sécurité avant que ses poursuivants ne puissent réagir. 

Une année plus tard, à la fin 2017, dans un village au sud d'Al-Baal, près de la frontière syrienne, il est de nouveau repéré après une brève communication. Trop brève pour localiser sa cachette avec précision et lancer contre lui les avions de chasse survolant la zone. 

Quelques mois auparavant, il avait été aperçu dans la ville syrienne de Boukamal, à la frontière avec l'Irak. Nous sommes alors en juin 2017, et Mossoul est en passe d'être libérée. Selon des témoins, cités par le Guardian, Al-Baghdadi "semblait fatigué, tendu ; plus que l'ombre du personnage vêtu de noir, qui se hissa, sûr de lui, jusqu'à la chaire de la grande mosquée Al-Nouri de Mossoul, pour y proclamer" son califat, en juillet 2014. 

Depuis qu'il est rétabli, Al-Baghdadi parvient donc à se déplacer, à se réunir avec ses lieutenants dans les villes du Nord-Ouest irakien, de Mossoul à la frontière syrienne, et même à prononcer des prêches, tout en échappant aux radars des forces chargées de le traquer. 

Parfois, celles-ci savent quand [le calife] est en visite dans une localité, prévenues par des habitants ou alertées par le comportement des djihadistes eux-mêmes, qui confisquent les téléphones des habitants, plusieurs heures avant son arrivée. Les forces au sol préviennent alors aussitôt les Américains, mais la réponse est toujours la même : "On ne peut pas frapper n'importe où. Donnez-nous une cible." 

En novembre 2017, Al-Baghdadi se trouve à Rawa, à 400 kilomètres au sud de Mossoul. Son califat est en déroute, chassé de presque tous ses territoires. Néanmoins, il vient d'exhorter ses fidèles, dans un enregistrement audio diffusé par son organe de propagande, à "résister" et à "déclencher la guerre [...] partout" dans le monde. 

Al-Qaïm, ville voisine de Rawa, où il s'est replié avec une poignée de combattants, vient d'être libérée du joug de Daech par les forces irakiennes. [Al-Baghdadi] a exhorté ses hommes à reprendre ce gros bourg du désert occidental proche de la Syrie, mais ceux-ci ont préféré fuir, à bord de leurs véhicules, en direction du territoire syrien. Beaucoup seront tués en chemin par des frappes aériennes. 

En Irak, Rawa est officiellement la dernière agglomération encore aux mains de l'Etat islamique. Le calife traqué sait qu'il ne peut y rester, les forces gouvernementales étant désormais à 80 kilomètres de son nouveau QG. Il s'enfuit, lui aussi, en direction de la Syrie, mais à bord d'un taxi jaune, pour "passer inaperçu". 

La frontière entre les deux pays est encore poreuse et, sans trop d'encombres, le calife déchu atteint le territoire syrien. Où Raqqa vient de tomber aussi. Il se réfugie dans la zone syrienne de Deir Ez-Zor, dont Daech a contrôlé la totalité des gisements pétroliers. Les forces irakiennes affirment alors ne pas avoir reçu l'ordre de le poursuivre en territoire syrien. Celles-ci décrètent cependant triomphalement, en décembre 2017, la fin de la guerre contre l'Etat islamique en Irak, après la chute de Rawa, [qu']Al-Baghdadi [a quittée précipitamment], un mois auparavant. [...] 

[...] Insaisissable, le calife aux sept vies aurait été notamment grièvement touché en juillet 2017, lors d'une opération qui a coûté la vie à plusieurs djihadistes, tandis que leur chef était transporté en Syrie, à la périphérie de Raqqa, pour y être soigné. [...] 

Aujourd'hui, "il souffre de blessures, de diabète et de fractures au corps et aux jambes qui l'empêchent de marcher sans assistance", précise le chef des "Faucons" [les forces spéciales de l'armée irakienne], assurant détenir des informations indubitables et des documents de sources au sein de Daech selon lesquels le terroriste est toujours bien vivant, et soigné dans un hôpital de campagne, dans le nord-est de la Syrie. D'après lui, il se cache alors dans la région de la Djézireh, grande plaine désertique à la lisière de l'Irak, où l'Etat islamique est encore présent. 

Mais, pour le haut responsable, la situation d'Al-Baghdadi est critique. Ses blessures, mal soignées, le faisant terriblement souffrir, il est constamment sous sédatifs. 

Son état psychologique s'est aussi sérieusement détérioré. Les revers militaires de Daech auraient eu sur son moral un impact désastreux, déteignant sur sa manière de diriger ses troupes. Selon le chef des Faucons, une importante polémique aurait éclaté entre le terroriste et ses lieutenants, critiqués pour leurs échecs successifs, cause de nombreuses défections. Pour redorer le blason de l'organisation et regagner la confiance de ses combattants arabes et étrangers, Al-Baghdadi a chargé un cadre de l'Etat islamique de planifier des opérations d'envergure, affirme le commandant des Faucons, tout en estimant que "les jours d'Al-Baghdadi sont comptés". 

En juillet 2018, Daech annonce la mort au combat du fils aîné de son calife, Houdhaïfa, à 18 ans, dans la province de Homs, en Syrie, où l'Etat islamique détient encore 3 % du territoire. Le mois suivant, rompant un silence de près d'un an, Al-Baghdadi prend la parole dans un enregistrement diffusé par l'agence de propagande du groupe. Le calife en fuite y appelle ses combattants à "frapper pour terroriser" et ses partisans en Occident à mener des attaques à l'explosif ou à l'arme blanche "sur leurs terres". Le contenu de la déclaration permet de dater l'enregistrement et dément toutes les rumeurs à propos de sa mort. 

Mais, finalement, quelle différence cela fait-il, qu'Al-Baghdadi soit vivant ou mort ? 

Certes, il est [...] celui qui a cru en l'alliance sacrée avec les fidèles de Saddam Hussein, celui qui a restauré le califat, le porte-drapeau de l'islam à la lettre, le gourou des égarés de la vie. Mais sa disparition mettra-t-elle définitivement fin au cauchemar ?

Abou Bakr al-Baghdadi, le "Gengis Khan" de la Mésopotamie ?
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